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« Et les bois étaient noirs jusques à l’horizon »

 

 

 

        L’homme secoua la tête à plusieurs reprises, comme pour chasser une mouche importune. Il remit de l’ordre à ses vêtements, en ôta de la main la terre et les feuilles tout en jetant des coups d’œil rapides aux alentours. Le calme silencieux de ce milieu de journée nuageuse le rassura. Le regard ne portait pas à plus de quelques mètres dans l’entrelacs de troncs et de branches du sous-bois. Du sol, montait un puissant parfum de terre mouillée et de feuilles pourrissantes. La nature le protégeait comme s’il était son fils par la semi-obscurité de cette journée d’automne sous un ciel bas de nuages sombres. Le clocher de l’église voisine projeta à travers la campagne son tintamarre de cloches. Midi, il s’aperçut qu’il avait faim. Un véhicule qui descendait la route proche le ramena à la réalité. La violence qui l’avait submergé s’apaisait lentement, par paliers, pour faire place à une quiétude profonde qui le laissa un peu étourdi. Il jouit de cette paix autant que de la sauvagerie qui l’avait précédée, les deux lui étant vitales depuis toujours. Avec le temps, il avait appris à gérer ces pulsions tellement angoissantes dans sa jeunesse. Laisser exploser cette brutalité après l’avoir contenue au maximum de ses capacités était la seule manière pour lui d’évacuer les tensions insupportables qui l’oppressaient. La certitude également d’une jouissance complète. Il remonta la fermeture à glissière de sa veste, scruta minutieusement l’accident de terrain creusé par les pluies, prit le temps d’y jeter quelques pierres, des branchages et des paquets de feuilles. La pluie ferait le reste. Satisfait du résultat, il rejoignit le sentier qui redescendait sur la départementale. Au-dessus de lui, très haut dans le ciel, un vol de corbeaux en partance pour la Dombes passa en criant. D’épais nuages montaient du sud-ouest par-dessus les collines, noircissaient le ciel. D’ici peu il allait pleuvoir et les bois étaient noirs.

             355 pages - 22 €

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Disponible Juin 2024

         La Saône déroulait le miroir sombre de ses eaux entre les collines au nord de Lyon comme un serpent silencieux se glissant entre les herbes à l’assaut de la ville. A trois heures du matin, les quais étaient vides. Un chat traversa furtivement une ruelle perpendiculaire, escalada une murette pour disparaître dans l’ombre du jardin d’une maison morte. Un chien aboya de façon brève. Les lumières étaient éteintes aux fenêtres des immeubles. La ville finissait sa nuit, s’éveillerait sous peu. La pluie venait de s’arrêter, chassée par un vent du nord glacial.

         L’homme émergea dans le halo d’un lampadaire. Un chauffeur routier l’avait déposé à quelques kilomètres de là. Le bruit de ses pas résonnait sur le trottoir, dans les souffles de la bise, seul signe de vie, seul bruit avec celui de sa respiration. Il était grand et sombre, pas rasé, les cheveux noirs en bataille, les yeux noirs dans un visage anguleux, enfoncé dans un manteau bleu nuit, des jeans, un pull à col montant. Il marchait sans rien regarder autour de lui, tenant d’une main un sac sur l’épaule, l’autre main dans sa poche. Il passait sans rien déranger, aussitôt avalé par la tranche de nuit suivante entre deux réverbères. Le bruit d’une voiture invisible creva le silence avant de s’éteindre….

……………………………………

« - Allez les moukères, on descend ! Fissa ! Fissa !»

Il y eut des bruits de pas, puis des femmes descendirent les unes après les autres en sautant de la remorque. Muettes, tremblantes, serrées les unes contre les autres, elles obéissaient passivement aux deux gars qui les bousculaient pour les faire avancer. Albert s’en mêla, les engueulant pour les faire monter dans sa camionnette, pelotant au passage une ou deux paires de fesses dont les propriétaires ne bronchèrent pas. Depuis le temps qu’elles étouffaient dans ce camion, elles étaient ivres de fatigue. Le transfert effectué, les deux mecs remontèrent dans leur engin sans même le saluer et repartirent. Albert se retrouva seul avec sa cargaison silencieuse, prit le temps d’allumer une cigarette pour réfléchir. Il avait tout le temps devant lui. Après tout, quelle que soit l’heure de son arrivée, on lui avait toujours ouvert. Alors une demie heure de plus ou de moins ne changerait rien à l’affaire. Il finit par balancer sa clope dans un fourré, ouvrit la portière arrière pour se mettre au sec. Il y eut un murmure au fond du camion.

- Du calme, mes beautés. Vous n’avez rien à craindre de tonton Albert. Il veut juste se mettre au chaud.

………………………………..

- Cessez donc de tirer des plans sur la comète ! Ce que je suis ne présente aucun intérêt pour vous dans la situation où vous vous trouvez ! Contentez-vous de rester couchée ! C’est ce que vous avez de mieux à faire, pour l’heure !

Qu’est-ce qui la poussait donc à le mettre en colère ? Elle refusa d’y réfléchir, prit son courage à deux mains, avala une profonde inspiration et repoussa les draps.

- Puisque vous n’êtes qu’un pékin de base, vous n’avez aucun moyen de m’empêcher de sortir ! Donnez-moi mes vêtements ! Vite !

Elle parvint à s’asseoir sur le bord du lit au prix d’un gros effort. Tout le paysage alentour se mit à tanguer vertigineusement. Elle serra les dents, tête baissée, ne se rendit compte qu’au bout de quelques secondes qu’elle était complètement nue à partir de la taille, une position douteuse pour donner des ordres à un énergumène dont le regard goguenard la fit rougir jusqu’aux oreilles.

- Mes vêtements ! Il faut que je sorte d’ici ! Que je retourne au bureau ! Ca ne vous dérange pas que mes collègues se fassent du soucis ?

- Qui vous dit qu’ils s’en font ?

Elle reçut la question comme une gifle.

- Salaud !

Elle se leva d’un bond, s’effondra dans les bras de Raf qui avait anticipé sa réaction et qui la recoucha de force.

- Maintenant, vous allez arrêter de jouer à la gamine capricieuse et faire ce qu’on vous dit. Vous ne bougerez pas d’ici, même si je dois vous attacher pour ça !

Elle eut un faible sourire.

- Un fantasme ?

- Lieutenant, vous dites encore une connerie de ce genre et je vous jure que vous le regretterez ! La partie qui se joue est plus importante que les caprices d’une petite fille ! Beaucoup de gens sont morts déjà et beaucoup d’autres risquent d’en faire autant dans les jours qui viennent ! Alors, si je dois vous faire interner pour avoir la paix, je le ferai sans hésiter et j’en ai les moyens ! Compris ?

Momentanément indisponible

Le vent cesse tandis que l’animal débouche dans les hautes herbes qui bordent le lac. La surface des eaux reflète le gris métallique et froid des nuages d’où la pluie tombe sans bruit, surface morte, frontière d’un autre monde interdit aux vivants sur laquelle glissent de silencieux fantômes. Un souffle froid balaie le lac et ses rives, court et violent. Hugin et Mumin, perchés à présent sur la cime d’un douglas bleuté, observent, tels des statues de pierre. L’eau est immobile. Les oiseaux ont entonné un chant triste et doux.

        Le silence est rompu par l’eau qui s’ouvre alors : un bruit sourd suivi d’un glougloutement vite étouffé. De nouveau la paix que le ciel brise d’un seul coup sous une pluie qui s’abat avec violence comme pour laver toute trace de l’évènement. Mais s’est-il seulement passé quelque chose ?

         Les deux corbeaux décollent lourdement. La renarde, assise, contemple la surface du lac qui s’agite un instant puis retrouve son immobilité.

         ....................................

        Jules descend les escaliers quatre à quatre, s’engouffre dans le bureau de son père, affolé.

- Papa ! Il faut que tu ailles tout de suite ! Vite ! J’ai peur ! Elle est en danger !

        Philippe relève la tête des papiers qu’il est en train d’étudier, mécontent d’être dérangé.

- Qu’est-ce que tu racontes ? Calme-toi ! Quel danger ? Qui ?

        L’enfant s’est jeté sur lui, le tire par la manche.

- Mais Catherine ! Dépêche-toi ! Elle est partie au lac ! Elle ne doit pas mourir, elle ! Vite !

        Le gosse hurle, en larmes, ameute sa grand-mère et sa sœur affolées. Antoinette a soudain peur à son tour.

- Dépêche-toi, va voir.

     

Momentanément indisponible

            Il parlait à voix basse, comme pour lui-même.

- Pour que tu comprennes, il faudrait que je te raconte. Expliquer, je ne peux pas. Je n’ai toujours pas compris. C’est comme si j’avais été inconscient. Toutes ces journées sur les routes… Quelque chose me poussait, je ne pouvais pas rester en place. Je voudrais trouver un endroit… mais je ne suis nulle part. Ici ou sur Mars, c’est pareil. C’est bien que tu m’aies accueilli, sinon je me serais paumé complètement … j’envie les gens. Ils ont l’air de contrôler chaque instant de leur vie. Tu vois ce que je veux dire ?  

- Ce n’est qu’une illusion, tu sais.

- C’est possible. Ils en sont quand même persuadés. Depuis mon enfance, tout me glisse entre les doigts. Je cours après ma vie.  

 

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-  Trop de questions sur toi, le monde qui t’entoure, ton bout de bois. Sur moi.

            Cette voix…il l’attira contre lui et elle ploya comme une branche de saule.

- Tu veux tout contrôler. C’est perdu d’avance.

            Il se contracta, la repoussa à bout de bras.

- Je sais ce que ça donne quand je ne contrôle plus. Je ne veux pas recommencer.

- Une fois tout, une fois rien : des réactions d’enfant.

            Il la maintint fermement à distance, les bras raides, inconscient de sa force.

- Lâche-moi, tu me fais mal.

            Surpris, il la lâcha.

- Fous le camp ! laisse-moi tranquille !

            Il se retourna vers son établi. Trop de questions ? Non, pas de questions.   

- Depuis les meurtres, je fais que survivre. En prison ou au-dehors, c’est pareil, pas plus de liberté. Pas plus d’avenir non plus. Je suis revenu vivre ici pour une raison… qui m’échappe, une espèce d’obligation. C’est juste une épreuve supplémentaire, histoire d’en chier un peu plus. J’ai eu la rage pendant des années, plus maintenant. Mon avenir est simple : vivre ici, travailler avec Emile et dans trente ans je serai à la même place.

- En tête-à-tête avec ta bûche jusqu’à ce qu’elle tombe en poussière et toi avec !

            La voix avait claqué. Il se retourna d’un bloc, les poings serrés, eut envie de frapper ce visage impassible. Sa tension chut brutalement, le laissant sans énergie, tremblant.

- Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’il m’arrive ? Dis-le puisque tu sais tout.

            Elle se précipita contre lui, le serra dans ses bras. Le chagrin monta en lui comme une vague de fond.  

Momentanément indisponible

                        L’homme descendit les trois marches menant à l’intérieur de l’église, ôta son chapeau qu’il battit contre sa cuisse pour l’égoutter. Bon sang quel déluge, trois jours de pluie ininterrompue ! Du jamais vu depuis des lustres. On a beau se dire que c’est la saison. Même avec la douceur inhabituelle de la température, il se sentait transi jusqu’aux os, mouillé comme un rat au fond de son égout. Il poussa la porte battante qui se referma derrière lui avec un bruit mat, l’envoyant dans un autre monde.

            Il n’avait jamais aimé les églises ni ceux qui y officiaient. Les patenôtres le laissaient de glace et l’autre, là, sur sa croix, n’était guère plus à ses yeux qu’une statue, pas toujours très belle de surcroît. Quant au silence qui régnait sous les voûtes…eh bien il ne l’aimait pas du tout. Il entendait encore une voix lui répétant « C’est l’antichambre du tombeau » et la mort ne lui disait rien de bon malgré ou à cause de ses soixante ans tout juste passés.

             .../...

                       Et puis, à mesure que le temps s’écoulait et qu’il retournait l’idée dans sa tête, elle lui paraissait de moins en moins bonne. Après tout, un curé était un homme comme les autres et il pouvait toujours se confier à un ami, un parent. Il arriva devant l’autel qui était installé au milieu du transept, le dépassa sans bien le voir. L’homme de l’art qu’il était ne put s’empêcher d’admirer l’ensemble de la construction, les piliers, les voûtes en croisées d’ogives. Il aurait aimé vivre à cette époque, participer à ces constructions. Regret vain. Il avait participé à d’autres constructions. Parvenu devant le chœur, il se planta devant le maître autel au sommet duquel se dressait la Vierge Noire, la Vierge des Marais, à l’origine fabuleuse de la construction de l’édifice.

            L’incroyant notoire qu’il était ne put s’empêcher de se sentir attiré par cette figure de femme parfaite. Il soupira. Celle qu’il avait en tête lui sembla soudain proche de cet idéal de douceur et d’amour. Que l’amour lui ait été offert à soixante ans passés ne cessait de le surprendre même s’il avait décidé d’accepter le cadeau comme une récompense sur la fin d’une vie bien remplie. Quelque part, le destin avait pensé à lui et il s’en sentait heureux. Son visage lui apparut en surimpression sur celui de la statuette, le figeant dans un bonheur muet.

            Le bruit de pas derrière lui le fit retourner à la toute dernière seconde.

- Toi !...Mais qu’est ce que tu ?...Non !

            La lame dure du couteau perfora imperméable, veste, chemise avant de s’enfoncer dans le cœur qu’il traversa comme un fruit mûr. Il voulut se retourner vers l’autel pour contempler une dernière fois le visage de la statue, tomba assis sur la dernière marche, s’enfonça dans la nuit tandis que l’envahit un court instant une immense tristesse sur ce qui aurait pu être et ne serait jamais.

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